Les Renards pâles - Yannick Haenel

Publié le 3 Septembre 2013

Les Renards pâles - Yannick Haenel

Le narrateur, la quarantaine, se retrouve dans la rue faute de pouvoir payer son loyer. Il vit dans sa voiture et commence une vie de contemplation et de réflexion intense sur le Paris invisible des gens dont il fait désormais partie, les marginaux, les clochards, sans papiers, sans abri et sans travail, masse oubliée et inutile qui le fascine et l'émeut. Se coupant peu à peu de ses habitudes de "normalité", il erre sans interruption dans les rues du XXe, il se couche près d'un chien mourant pour accompagner son agonie, reste obsédé pendant des jours par l'image d'un pied déchiqueté, unique trace d'un SDF jeté par erreur dans un camion poubelle, et cite en permanence Beckett et Godot pour expliquer son état d'absence au monde, d'attente. Puis il rencontre la Reine de Pologne, une femme mystérieuse qui lui fera découvrir l'organisation de clandestins du Mali, cachés dans Paris, qui prône une révolution anarchiste où l'identité serait supprimé : les Renards pâles.

Jusque là pas tout à fait convaincant, le roman vire alors sur une narration à la 1ère personne du pluriel, où le narrateur ne se considère plus comme un individu mais parle pour le groupe entier. Il expose les valeurs qu'ils défendent et les combats qu'ils mènent, avec discrétion, silence et efficacité, comme le sauvetage en pleine rue d'une famille d'immigrés sur le point d'être embarqués, ou la scène finale, mémorable, où les Renards pâles, partis pour une marche funèbre déambulatoire dans la ville, se retrouvent rejoints par des centaines et des milliers d'amis et de sympathisants, et finissent par former une gigantesque marée humaine, masquée et silencieuse, qui envahit les rues de Paris en causant tour à tour l'étonnement, l'incompréhension et la crainte, sans qu'ils aient eu à prononcer un mot.

Malgré un résumé attirant, la première partie avait presque failli me désintéresser, un style fluide et agréable mais dans une désorganisation assez peu prenante. Et la deuxième partie... C'est une grande claque dans la gueule comme on dit. Le narrateur dresse le portrait de cette communauté qui se dresse contre la société moderne, rassemblant les laissés pour compte pour montrer au monde entier que la majorité des silencieux, des opprimés, peut se rebeller et marcher sur l'organisation policée et coercitive que tous nous subissons. Les Renards pâles initient une révolution de taille, et montre à tous qu'elle est possible, simplement.

Lorsque [le signal] est arrivé sur nos BlackBerry cryptés, nous avons sorti les masques des sachets en plastique. Nous nous sommes élancés vers l'hôtel du Chemin-de-Fer où les Malinkés commençaient d'être traînés vers le fourgon de police. On les voyait déjà se débattre. La brutalité des policiers, les hurlements des femmes, les pleurs des enfants, les protestations des manifestants qui s'interposent donnent à chaque scène de rafle une dimension de guerre. Et c'est bien de guerre qu'il s'agit : une guerre civile divise la France, comme tous les pays qui suspendent le droit de certaines personnes en criminalisant leur simple existence. Elle oppose les étrangers "indésirables", comme vous dites, et les forces de police. Le plus souvent, elle est dissimulée pour des raisons politiques : ainsi reste-t-elle en partie secrète ; mais il arrive, pour les mêmes raisons, qu'on l'exhibe : elle dégénère en spectacle, et les médias, en présentant les sans-papiers comme des délinquants qui enfreignent une loi, maquillent alors cette guerre en lutte contre l'insécurité.

Vous avez bâti un monde où la maîtrise elle-même vous ligote. La vie de chacun n'est-elle pas asservie au règne délirant de la finance - en proie à ses dérèglements calamiteux ? N'est-ce pas vous qui partez en fumée, lorsque des milliards de milliards d'euros disparaissent en une microseconde à travers la spéculation de vos marchés ?
Que vous soyez nantis ou exploités, que vous fassiez partie de ceux qui prospèrent ou de ceux qu'on dépouille, en acceptant d'être à la fois les employés et les clients du fonctionnement, vous avez laissé celui-ci vous avaler. Des chômeurs en fin de droit s'immolant devant les "pôles emploi" : voilà l'image terminale de votre beau système, celle qui en couronne la réussite.
Dans ce monde que vous défendez coûte que coûte, les humains sont à chaque instant sacrifiables. Ce sacrifice vous englobe. Vous vous croyez saufs parce que vous semblez survivre mieux que nous, mais la jouissance que vous éprouvez à nous tenir à l'écart ne vous délivre pas du maléfice : vous aussi, vous subissez le mauvais œil.
Il n'existe plus nulle part aucun abri, aucun refuge où l'on pourrait se soustraire à cette emprise. Il n'y a pas non plus de front dans cette guerre : juste une ligne de crête, qui n'est situable sur aucune carte. Sur cette ligne, aussi coupante qu'une lame de rasoir, nous sommes tous exposés : ceux qui sont rentables et ceux qui ne le sont pas, ceux qui valent cher et ceux qui ne valent rien. Regardez bien : vous êtes là, comme nous.

Rédigé par Florentin

Publié dans #Litté française

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